Les Invalidés

▴ Rencontre avec Tahar El Hamdaoui et Mounir Mahla

[2017] À quelques pas du BRASS, rue des Alliés, il y a une porte qui se trouve presque toujours ouverte. Surmontée des lettres « Dispositif Relais asbl », cette porte voit passer quantité de jeunes entre 18 et 25 ans tout juste sortis de prison et en quête d’insertion sociale. Tahar El Hamdaoui, Mounir Mahla et leurs quatre collègues les accompagnent dans leur orientation professionnelle, mais bâtissent également avec eux des projets artistiques. Ces jeunes ont notamment monté une pièce de théâtre (le BRASS accueille désormais chaque mardi leurs répétitions). Pour leur compagnie de théâtre, ils ont choisi le nom “Les Invalidés ». Une manière d’exprimer le sentiment qu’ils ont que “quoi qu’ils fassent, ce ne sera pas validé par la société”. Lors de la  soirée « Quartier Général » le 19/01, Les Invalidés se produiront sur la scène du BRASS pour nous présenter leur deuxième spectacle.

 

 

Comment est né le Dispositif Relais ?

Tahar : Dans les années 2000, suite à l’affaire Dutroux, il y a eu une réforme de la justice. J’étais à l’époque directeur du centre FTQP (Formation et Travail en Quartier Populaire) à Forest qui accompagne des gens dans leur recherche d’emploi dans les métiers de la construction. Suite à cette réforme, j’ai soudain vu défiler dans mon bureau plein de jeunes qui sortaient de prison et qui demandaient à venir se former mais qui n’avaient pas spécialement envie de faire de la maçonnerie ou du plafonnage.

En quoi la réforme poussait-elle ces anciens détenus chez vous ?

Tahar : À cause de leur passé judiciaire, ces jeunes se retrouvaient exclus des centres de formation (et surtout à cause de la peur, de la part des centres de formation, qu’ils pourrissent un groupe d’apprenants). C’est là que j’ai rencontré une juge d’instruction avec qui on s’est dit : Pourquoi ne pas créer un dispositif relais qui permette aux jeunes de définir un projet quand ils sortent de prison ? Un projet réaliste qui ferait sens pour eux : de mécanique, de soudure ou qu’importe, mais pour lequel on les accompagnerait dans leurs démarches.

Ensuite, comment le projet s’est-il élargi au-delà du domaine de l’emploi ?

Tahar : Après quelque temps, l’idée était la suivante : on met les jeunes en formation en journée, et le soir, ou les jours de congé, on fait des actions éducatives et culturelles. On les sort de la rue, physiquement et psychologiquement. On va voir Picasso, faire de la voile, faire du cheval, faire du théâtre…

“Quand on est délinquant, on est accro à une énergie qui produit de l’adrénaline. Ici, avec les activités créatives, c’est une énergie équivalente, sauf qu’évidemment, on n’est plus dans l’interdit.” Tahar El Hamdaoui

Donc ces jeunes ont commencé par être spectateurs, pour ensuite s’essayer à être comédiens…

Tahar : Je suis allé un soir avec Ismaël (vingt ans, ancien détenu) voir le spectacle Fantômas au Théâtre du Parc. Le gars a très bien réagi. Quand il est sorti du théâtre, il s’est fait interpeller par une personne qui lui demandait ce qu’il avait pensé de la pièce. Ismaël était choqué qu’on lui demande son avis ! Ce genre de public n’a jamais été au théâtre, tout d’un coup il se sentait exister. Puis le projet d’atelier théâtre, il a commencé un soir où j’ai rencontré un criminologue à un vernissage. Cet homme cherchait des ex-détenus pour faire du théâtre. J’ai dit : on fonce !

Est-ce que ces jeunes sont aussi les auteurs des pièces qu’ils jouent ?

Tahar : C’est eux qui écrivent les textes de la pièce, par l’improvisation, en s’inspirant de leurs propres expériences. Dans le deuxième spectacle qu’ils ont monté, ils ne parlent plus directement d’eux. Ils racontent un gars qui va à Actiris, celui qui se fait arrêter dans un parc par deux flics… Ça a été très marquant pour eux de jouer devant un public, de se faire applaudir… On a même organisé une représentation au palais de justice, devant les magistrats qui les ont condamnés, libérés pour certains, défendus pour d’autres…

Vous occupez le BRASS pour les répétitions théâtrales, mais vous avez aussi le projet d’y mener des ateliers slam. Comment a émergé cette idée d’atelier ?

Mounir : Lors d’un “stage de rupture” (un petit voyage où les jeunes se déconnectent du monde de la rue), j’ai rencontré un jeune qui a commencé à slamer au bord de la piscine. Je l’ai filmé, et j’ai regardé la vidéo en boucle. Je me répétais : “il a un sacré potentiel ce garçon!”. Alors, on a réfléchi ensemble et on a lancé un atelier d’écriture. On a travaillé avec le rappeur-poète Manza.

Ces activités ont-elles un impact sur le destin de ces ex-détenus ?

Tahar : Nous avons tous une chose en nous qui s’appelle la résilience : nous sommes comme un morceau de tôle qui a la capacité de se déformer. Les activités qu’on développe ont cet objectif très clair : travailler la transformation de ces jeunes. En fin de processus, ce sont plus les mêmes. Au final, ce qui n’est pas anodin avec ces activités, c’est qu’elles sont l’occasion de faire des rencontres. Je suis convaincu que ce qui va sauver ces gars-là, c’est l’imprévisible, les rencontres. La théorie des ailes du papillon, tu connais ?

C’est une chose toute petite (un battement d’ailes de papillon) qui entraîne une réaction en chaîne ?

Tahar : C’est ça ! Petite action pour un grand changement.
Mounir : Ca marche ! Franchement, ça marche !