Outsiders

▴ Rencontre avec Thierry Van Hasselt

[2017] Marcel Schmitz est un artiste issu de la ’S’ Grand Atelier. C’est là qu’il a rencontré Thierry Van Hasselt, dessinateur qui compte parmi les fondateurs des éditions Frémok. Cette maison d’édition défend la poésie graphique en publiant de la bande dessinée, parfois expérimentale. Dans le cadre du festival « What is it ? », Marcel et Thierry passeront trois semaines au BRASS avec leur projet FranDisco. Le duo d’artistes propose plus qu’une simple exposition : ils travailleront in situ pour compléter leur ville imaginaire peuplée de créatures incongrues. Au fur et à mesure que la ville est construite par Marcel, en trois dimensions au moyen de scotch et de carton, Thierry la dessine, y met en scène Marcel, entre les usines de chicons, les hôtels et les tunnels-églises. Ces histoires graphiques, qui sont le fruit de la contamination mutuelle de deux univers singuliers, ont été publiées dans une BD muette, sorte d’errance dans cette mégalopole imaginaire faites d’enchevêtrements improbables et de lignes bancales. Le livre est intitulé « Vivre à FranDisco ». Thierry Van Hasselt nous en parle.

Comment est né le projet FranDisco ?

Anne-Françoise Rouche, la directrice de la ’S’ m’a contacté la première fois il y a presque 10 ans pour un projet de BD mené conjointement par des artistes du Frémok et des artistes mentalement déficients. J’ai rencontré Richard Bawin, un graveur et chanteur trisomique avec qui nous avons fait une adaptation BD des films de Jean-Claude Van Damme (Match de catch à Vielsam). Quand Richard est décédé, j’ai continué à fréquenter la ’S’. Je venais, cette fois non pas en tant qu’artiste mais en tant qu’éditeur, pour le suivi des livres en préparation. Un jour, j’ai vu Marcel Schmitz, que je connaissais depuis longtemps, commencer à construire des bâtiments avec ce qu’il trouvait : du scotch, du carton et des morceaux de ses gravures et broderies (il traînait un peu dans tous les ateliers). Il était passionné de buildings mais son travail était, auparavant, beaucoup plus élémentaire. Tout d’un coup, quand Marcel a commencé à utiliser la perspective, son travail plastique prenait une tout autre dimension.

 

Qu’est ce qui t’a donné envie de dessiner la ville de FranDisco ?

Parmi les premiers bâtiments que Marcel a construits à FranDisco, il y avait une usine de chicons. L’usine est une boite avec une cheminée ; on ne voit rien de ce qu’il y a à l’intérieur mais Marcel le sait : Il m’a raconté qu’on y fabrique des chicons et les ouvriers y travaillent tout nus. De même, dans les premières constructions, il y avait un tunnel-église. C’est un tunnel avec une petite croix au-dessus : Lorsque qu’on part en vacances, on passe vite à travers le tunnel-église, on obtient un sacrement et c’est bon, pas besoin d’aller à la messe. J’ai eu terriblement envie de dessiner cette ville, aussi pour que les histoires qui viennent avec les bâtiments ne se perdent pas.

 

Et Marcel est devenu le personnage principal de la ville…

L’idée est venue très vite de faire de cette bande dessinée le lieu où Marcel peut vraiment habiter sa ville. Je le faisais poser comme un acteur de série Z puis je l’incrustais dans FranDisco par le moyen du dessin. J’avais choisi de le dessiner avec un outil d’architecte : le Rotring, une mine très fine d’une haute précision, et tout d’un coup, les questions d’échelle n’existaient plus. Je dessinais comme si Marcel évoluait dans une vraie ville. En fait, Marcel apparaît à différents endroits de FranDisco en même temps. Il a le don d’ubiquité, et il est à la fois adulte et enfant dans sa ville.

Figures-tu dans la BD ?

J’y suis seulement à un moment très furtif, quand Mac Gyver arrive dans la ville. C’est la nuit, je dors dans un coin. Mais Anne-Françoise est dans la BD. Pour Marcel, c’est un personnage central dans sa vie. Elle a plein de rôles : elle est la madone de FranDisco ; elle fait un tour en gondole ; elle sort en bikini de la piscine-église.

 

Lors de chaque nouvelle expo-résidence, la ville de FranDisco s’enrichit de nouveaux bâtiments inspirés par la ville dans laquelle vous séjournez ?

Oui. Quand nous sommes rentrés de Genève, FranDisco s’était enrichie d’une douane suisse, d’une vache, d’une fromagerie, et d’un NH hotel (celui dans lequel nous avons dormi). Ensuite, nous avons renouvelé l’expérience à Paris, à Charleville-Mézières, puis à Aix-en-Provence. À Paris, c’est surtout des filles que Marcel a ajoutées dans sa ville (nous étions chez Agnès B, nous y avons vu passer beaucoup de jolies filles). À Aix-en-Provence, il a ajouté à FranDisco une réplique de la fondation Vasarely, qui a un côté film de science-fiction des années 1970.

Comment émergent les histoires des habitants de cette grouillante cité de carton ?

Elles naissent de nos discussions. Je pose des questions à Marcel, je lui tire les vers du nez, et je transcris directement en dessin ce qu’il me raconte. Par exemple, il m’explique qu’Anne-Françoise est sous une douche d’eau bénite. Je dessine, et lui demande :
– « Qu’est ce qui se passe maintenant ? Elle ne va pas rester éternellement sous la douche, elle a froid.
– Les infirmiers arrivent avec l’hélicoptère médicalisé.
– Ok, je le fais arriver. Qu’est ce qu’ils lui font ?
– Ils lui font un shampoing. »
Je dessine les infirmiers qui sortent de l’hélicoptère et qui font un shampoing à la madone sous la douche. Ils remontent tous dans l’hélico. C’est Anne-Françoise qui pilote l’hélicoptère médicalisé. Elle commence à prier et entre en transe. Un peu plus loin dans le ciel, il y a un sous-marin volant. Je propose à Marcel qu’il y ait un accident, un crash.
« – Non ! »
Il ne veut pas
J’insiste :
– « Il faut un accident dans notre histoire. Que se passe-t-il ensuite ?
– Anne-Françoise perd le contrôle de l’hélicoptère. Au sol, il y a une parade (sorte de gay pride avec gros sons electro -chars avec la musique à fond). Elle descend en parachute et arrive dans les bras de Saint-Nicolas. »

 

La collaboration avec des artistes handicapé.e.s a-t-elle modifié ta manière de travailler ? Est-ce que pour toi il y a un avant et un après la ’S’ ?

Oui, ces échanges sont très transformateurs. Artistiquement, la rencontre avec Richard puis celle avec Marcel m’ont amené dans des zones d’expérimentations dans lesquelles je ne serais jamais allé seul. Et m’ont apporté une opportunité de créer quelque chose de drôle et poétique. Je fais de la bande dessinée depuis vingt ans, les sujets que j’ai abordés en travaillant seul étaient toujours assez graves, sombres. Je n’avais jamais pensé que je trouverais dans ma vie une solution artistique pour faire un travail qui véhicule une puissance émotionnelle forte tout en restant léger et lumineux. Ce que Marcel m’a donné à travers FranDisco est un cadeau gigantesque, et pour lui aussi, cet échange est une fantastique opportunité de vivre une autre vie.